Le loup de Narvik
Mai 1946. Le long hiver polaire se termine tout juste dans le petit village de Sanberg, au nord de Narvik, en Norvège. Les habitants de ce pays rude commencent à sortir de leurs maisons. La vie renaît. Comme chaque année, on ne songe qu’à profiter de la courte belle saison.
Ce n’est pourtant pas le cas d’Olaf Nilsen… Il faut dire qu’Olaf Nilsen n’a jamais été tout à fait comme les autres. Il a vingt-deux ans, il est bien bâti, beau garçon, athlétique même, avec un visage carré qui s’orne d’une splendide barbe rousse, mais il a toujours été sombre, renfermé, peut-être parce qu’il a perdu ses parents au cours d’un bombardement pendant la guerre. En tout cas, Olaf Nilsen a toujours manifesté une aversion farouche pour le genre humain.
Avec une exception, cependant : Margret Benson a su l’amadouer. Margret est une belle fille de son âge, la fille du maire de Sanberg. Olaf et elle sont fiancés. Ils doivent se marier dans quelques semaines…
Mais si la jolie Margret avait cru apprivoiser Olaf Nilsen, elle s’est trompée. Et elle le découvre brutalement dans les premiers jours de mai 1946. La perspective du mariage si proche crée sans doute un choc chez le garçon, car il lui fait une scène inexplicable. Il va la trouver chez ses parents et il commence son discours.
— J’ai décidé de ne pas me marier. Je sais qui tu es, je sais ce que tu vaux, c’est-à-dire pas grand-chose !
Margret est tellement stupéfaite qu’elle ne trouve rien à répliquer. Son père, Knut Benson, qui est là, est tout aussi surpris que sa fille. Olaf continue :
— Je t’ai vue hier à la fête. J’ai vu les garçons qui tournaient autour de toi, qui te souriaient !
Margret Benson retrouve la parole.
— Voyons, Olaf, c’était la fête du village, comme chaque année ! Tout le monde était gai. Il n’y a que toi qui n’as pas voulu venir. J’avais pourtant insisté. J’aurais tant voulu que tu sois là !
— J’étais là. Mais j’étais caché et je t’ai vue. Maintenant je suis fixé : je pars !
Margret Benson tente d’apaiser son fiancé.
— Voyons, Olaf, cela n’a pas de sens ! Ce n’est pas parce que j’ai ri hier soir…
Mais Olaf Nilsen ne l’écoute pas. Il a déjà franchi la porte. La jeune fille court derrière lui.
— Olaf, où veux-tu aller ? Où pourrais-tu aller ? Tu ne connais personne ailleurs qu’ici. Où vas-tu, Olaf ?
La réponse lui parvient alors que le jeune homme s’éloigne déjà à grandes enjambées :
— Vers le Nord.
Dans le village de Sanberg, le brusque départ d’Olaf Nilsen est, pendant plusieurs jours, au centre de toutes les conversations. La plupart, comme son père, essaient de consoler la jeune fille. Ils lui disent :
— Il reviendra.
D’autres, au contraire, affirment :
— C’est un sauvage. Il est parti vivre dans la forêt avec les bêtes. C’était ce qu’il avait de mieux à faire. On n’entendra plus jamais parler de lui…
Effectivement, les semaines, puis les mois, puis les années passent et Olaf Nilsen ne revient pas. Margret Benson, après avoir beaucoup pleuré, sèche ses larmes. Comme elle est jeune et qu’elle est très courtisée, elle finit par oublier. Au début de l’année 1949, elle se marie avec un garçon du village. Personne, à Sanberg, n’a la moindre nouvelle d’Olaf Nilsen.
Des nouvelles, Olaf ne veut en donner à personne, pas plus qu’il ne souhaite en recevoir de quiconque. Pendant plusieurs jours, il a marché droit devant lui, droit vers le Nord. Et puis il a fini par s’arrêter dans une forêt profonde. Pourquoi ? Sans doute parce que cet endroit était spécialement sauvage : des sapins immenses, une plaine encaissée, ravinée, parcourue, même à la belle saison, de vents particulièrement violents.
C’est là qu’Olaf Nilsen décide de vivre sa nouvelle existence, son existence définitive. Avec lui, il a emporté en tout et pour tout une hache et un fusil allemand, récupéré pendant la guerre, plus une caisse de cartouches. Pour un homme décidé, connaissant bien le pays, c’est un équipement suffisant.
Olaf abat quelques arbres et se construit une cabane en rondins. C’est avec des arbres abattus qu’il se fabrique également ses meubles. Il vit de sa chasse et de la cueillette. Il n’a besoin de personne. Il a simplement acheté en chemin, alors qu’il quittait Sanberg, quelques outils et ustensiles de cuisine.
Dans le Grand Nord, Olaf Nilsen vit sa vie de sauvage sans éprouver le moindre regret. Dans le fond, c’est ce qu’il avait toujours souhaité. Les hommes l’ont trop déçu. La mort de ses parents pendant la guerre l’a trop fait souffrir. Il a bien tenté un effort pour s’adapter. Margret lui plaisait, elle était jolie et gentille fille, mais une famille, des enfants, il n’aurait jamais pu. Il ne se sent bien qu’au milieu des rennes, des animaux à fourrure et des loups : là, il est dans son monde.
Pour la première fois de sa vie, Olaf Nilsen est heureux. Dans sa solitude volontaire, il trouve la paix. Les années passent sans que personne vienne le déranger. Peut-être le monde est-il de nouveau en guerre. Peut-être, comme autour de Narvik il y a quelques années, se bat-on, s’entre-tue-t-on : il n’en sait rien, il ne pourra jamais rien en savoir.
27 février 1951. Le village de Sanberg est engourdi dans la nuit arctique… Soudain, dans la rue principale du village, retentissent des cris perçants qui font sortir les habitants malgré leurs fenêtres aux doubles carreaux.
Au milieu de la rue, un homme de petite taille marche en titubant. Il est vêtu d’un anorak couleur kaki. Le maire, Knut Benson, le recueille chez lui et, devant un verre d’acquavit, l’homme raconte son aventure. Il semble au bord de l’épuisement.
— Cela fait des jours que je marche. Je suis, prospecteur de pétrole pour une compagnie d’Oslo. Bjorn Strondjeim et moi – Bjorn Strondjeim, c’était mon collègue –, nous étions chargés d’explorer la région nord de Narvik…
L’alcool et la chaleur de la pièce rendent au prospecteur ses couleurs, mais son visage reste sombre. Ses yeux, en particulier, ont quelque chose d’halluciné. Visiblement il vient de vivre un drame. Pressé de questions par le maire, il continue son récit.
— Bjorn et moi, nous avions une roulotte. Mais, en hiver, c’est dur de coucher dans une roulotte. Alors on s’arrangeait, chaque fois qu’on pouvait, pour demander l’hospitalité aux bûcherons.
« Un matin, nous sommes arrivés près d’une cabane en rondins. Il y avait un homme qui coupait son bois. Nous nous sommes approchés… Quand il nous a vus, il est rentré chez lui. Nous avons continué à nous approcher. Il est ressorti, un fusil à la main. Bjorn lui a fait des signes. Il lui a crié : “Nous sommes des amis !” L’homme nous a laissés venir plus près et, quand nous avons été à vingt mètres, il a tiré, calmement, sans se presser. Bjorn est tombé, tué sur le coup d’une balle dans la tête. Moi, je me suis enfui. J’ai couru droit devant en abandonnant la roulotte… Je ne comprends pas par quel miracle je n’ai pas été touché !
Le maire a écouté ce récit avec une attention extrême. Il est devenu pâle. Il demande, en tremblant légèrement :
— À quoi ressemblait cet homme ?
— Il était grand, jeune, avec une barbe rousse.
Cette fois, le doute n’est plus permis ! Le tueur de la cabane ne peut être qu’Olaf Nilsen. Il n’y a pas tellement de monde à vivre isolé au nord de Narvik, encore moins de barbus roux et moins encore d’individus capables de tirer de sang-froid sur un homme !
La nouvelle est bientôt connue de tout le village. À Sanberg, il n’y a pas de police ni même de téléphone. C’est par radio que le maire annonce la nouvelle à Narvik. La police de la ville prend la chose très au sérieux. Elle décide d’envoyer immédiatement sur place un avion sur skis avec, à son bord, deux hommes armés.
Le lendemain, l’avion prend son vol. Les renseignements du prospecteur étaient précis. Après avoir décrit de larges cercles à basse altitude, l’appareil finit par repérer la cabane d’Olaf Nilsen…
Sur son poste émetteur, le maire de Sanberg suit le dialogue entre le pilote et la police de Narvik.
— Nous allons nous poser. Il y a la place suffisante.
Il y a quelques instants de silence. Puis la voix du pilote reprend.
— Nous nous sommes posés… L’homme nous a vus… Barbe rousse, c’est bien lui. Il rentre dans sa cabane.
La voix du poste de police à Narvik :
— Faites attention à vous !
De nouveau un silence puis la voix du pilote.
— Je ne le vois plus… Si… il est juste devant nous. Mais… il tient un fusil !
Il y a un léger bruit, puis plus rien, le silence… Depuis son poste récepteur, Knut Benson, le maire de Sanberg, entend seulement la voix du policier de Narvik, qui répète d’un ton de plus en plus angoissé :
— Allô ! de l’avion, répondez ! Répondez de l’avion ! Que se passe-t-il ?
Ce qui se passe est malheureusement trop clair : Olaf Nilsen vient de faire deux victimes de plus ! L’ermite, le misanthrope, qui s’était retiré dans la forêt du Grand Nord pour trouver la paix, est en train de devenir une bête enragée, un criminel de l’espèce la plus redoutable. Et Sanberg, village paisible vivant à l’alternance bisannuelle des jours et des nuits, devient tragiquement célèbre dans toute la Norvège pour avoir donné naissance à celui qu’on appelle aussitôt, dans la presse norvégienne : « Le loup de Narvik »…
À Narvik et même à Oslo, c’est la mobilisation générale. Pas question d’envoyer un second appareil sur place : ses occupants risqueraient d’avoir le même sort. C’est toute une expédition qui est mise sur pied. Quinze jours plus tard, une colonne de deux cents hommes traverse le village de Sanberg. Ce sont des militaires spécialement entraînés et chaussés de skis. Ils ont pour mission de ramener Olaf Nilsen mort ou vif…
La colonne militaire arrive sans encombre à la cabane d’Olaf Nilsen… Elle est en cendres. Tout a brûlé. Tout, d’ailleurs, était en bois.
À une centaine de mètres des débris calcinés, l’avion de la police forme un monticule recouvert de neige. Les chiens qui accompagnent les soldats n’ont aucun mal à trouver, sous la couche blanche, les cadavres des deux policiers. Ils ont été tués chacun d’une seule balle. Cette constatation renforce l’inquiétude des militaires. Le prospecteur, lui aussi, avait été tué au premier coup de feu : Nelsen est un tireur d’élite.
Alors, c’est la poursuite qui commence… Olaf Nilsen fuit. Il fuit en sens inverse de la civilisation, vers le Nord, dans des régions de plus en plus désolées, de plus en plus hostiles. Il a de l’avance. De plus c’est un homme athlétique et particulièrement bien adapté à l’existence sous ces latitudes. Malgré leur acharnement, ses poursuivants ne gagnent pas sur lui.
Pourtant, ils savent qu’ils sont sur la bonne piste : Olaf Nilsen la leur indique lui-même… Presque personne ne vit dans ces régions. Il y a pourtant quelques individus isolés : des bûcherons, des prospecteurs, des trappeurs. De temps en temps, les militaires retrouvent leurs cabanes, ou plutôt ce qu’il en reste : un tas de morceaux de bois calcinés. Quelquefois, le corps est calciné lui aussi, au milieu des débris, quelquefois les chiens le déterrent un peu plus loin. D’autres fois encore, on ne retrouve personne : l’homme a sans doute réussi à s’enfuir. Mais cela ne change rien à son sort. Sous ces latitudes et à cette période de l’année, s’aventurer seul sans équipement dans la nature équivaut à la mort.
En tout, ce sont seize cabanes détruites que la colonne rencontre dans son parcours. Le nombre des victimes d’Olaf Nilsen s’élève maintenant à dix-neuf !
Et la poursuite continue, toujours plus au Nord, dans des conditions de plus en plus difficiles. L’aisance de Nilsen, qui s’enfonce seul dans cette désolation, est stupéfiante ! Pourtant, il faut le rattraper à tout prix ! Il s’agit d’un fou dangereux et il n’existe aucun moyen de prévenir les quelques habitants qu’il peut rencontrer.
Comment sauraient-ils, ces bûcherons, ces trappeurs, ces prospecteurs, que l’homme qui va se présenter devant leur cabane est un tueur ? Dans ces régions, l’hospitalité est un devoir. Ils vont accueillir Olaf sans méfiance et ce dernier n’aura aucune difficulté à les abattre.
2 mai 1951. Cela fait plus d’un mois que les deux cents hommes d’élite de l’armée norvégienne traquent Olaf Nilsen, mais, cette fois, ils tiennent enfin leur fugitif ! Olaf, qui n’a sans doute pas de carte avec lui, vient de s’engager dans un défilé fermé par une paroi infranchissable. Il est pris dans un cul-de-sac. C’est la fin de son aventure !
Pourtant les militaires sont prudents. L’homme est acculé. Il est donc plus dangereux que jamais. Et ils en ont la tragique confirmation ! Alors que la colonne s’avance dans la neige, un coup de feu claque. Un homme s’abat, grièvement blessé. Le temps que tout le monde se mette à l’abri, deux autres soldats sont touchés…
Olaf Nilsen n’a pas été jusqu’au bout du cul-de-sac ou, alors, il en est revenu. Il s’est installé sur un petit piton rocheux d’où il semble impossible de le déloger sans de nouvelles pertes. D’autant que la fatigue n’a pas altéré son tir. Il a toujours la même extraordinaire précision.
Devant cette situation, le commandant de la colonne n’hésite pas.
Il refuse de donner l’assaut. Il se contente d’établir un cordon de surveillance autour du piton rocheux et demande l’aide de l’aviation.
Oui, c’est la chasse norvégienne qu’on réclame pour venir à bout d’Olaf Nilsen ! Le lendemain, un avion de l’armée apparaît dans le ciel devenu subitement clair. Il fait un passage à basse altitude, passe à toute allure devant le rocher et lâche une rafale. Apparemment sans résultat. Quelques minutes après, il revient et tire de nouveau. Cette fois, c’est fini ! Les soldats voient Olaf Nilsen rouler sur quelques mètres. Son fusil, qu’il tenait à la main, lui échappe et tombe dans la neige. Tous ensemble, ils se précipitent…
Olaf n’est pourtant pas mort. La balle de mitrailleuse l’a atteint à la cuisse. Sa blessure est sérieuse mais il y a un médecin dans la colonne et celui-ci lui donne les soins qui lui permettront de tenir jusqu’à l’hôpital.
Il est conscient… Il ne fuit pas le regard du commandant de la colonne qui vient l’interroger.
— Pourquoi avez-vous tué le prospecteur ?
— Quel prospecteur ? Le premier homme que j’ai tué était un Allemand. C’était normal : c’est la guerre !
Il s’agite et les mouvements qu’il fait lui arrachent une grimace. Il retombe sur son brancard… Le commandant croit qu’il se moque de lui. Il rétorque d’une voix sèche :
— Il n’y a pas de guerre. Il n’y a pas d’Allemands !
Olaf Nilsen s’agite de nouveau.
— C’étaient des Allemands ! J’ai reconnu leurs uniformes kaki…
Effectivement, les deux prospecteurs avaient des anoraks couleur kaki. Se pourrait-il que ce seul fait ait déclenché la folie du jeune homme ? Le commandant poursuit l’interrogatoire.
— Mais l’avion qui est venu après était un avion de la police. À bord, il y avait des policiers…
Olaf se redresse brusquement. Sa barbe rousse brille de givre ; ses yeux bleus sont fixes.
— Non, c’étaient des Russes ! Les Russes et les Allemands, c’est pareil. C’est la guerre !
Le ton du commandant s’est adouci. Il a compris qu’il a affaire à un malade.
— Et les autres ?
Olaf Nilsen a un air hagard.
— Les autres ? Quels autres ?
— Les bûcherons et les trappeurs que vous avez tués dans votre fuite…
Olaf Nilsen ne répond pas et le commandant se tait également. À quoi bon ? Il n’y a rien d’autre à dire. C’est pour avoir voulu trouver la paix, la paix totale, que Nilsen a brusquement basculé dans la folie. Parce qu’un jour deux inconnus lui ont rappelé, par leurs vêtements, l’uniforme allemand, il s’est figuré que la guerre venait de reprendre. Alors tout s’est brouillé en lui. Son esprit est entré dans une grande nuit, plus profonde que la nuit polaire, une nuit définitive qui ne connaît pas l’alternance des saisons…
Reconnu irresponsable, Olaf Nilsen n’a pas été jugé. Il a été interné dans un asile psychiatrique d’Oslo. On l’a trouvé pendu dans sa chambre six mois plus tard. Il n’a laissé aucun mot d’explication. Mais ce n’était pas la peine. Pour tous, il était évident qu’il avait enfin trouvé la paix.